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De l’enfance lyonnaise passée sur
les rives calmes de la Saône, de ces années vécues dans un hameau de
l’Ardèche durant la guerre de 1914 – 1918, des journées strasbourgeoises
riantes au cœur du berceau familial de Ribauvillé, de la période de
l’occupation où plane l’âme de la Résistance, de la descente aux enfers
entre les barbelés de Bergen Belsen, de la résurrection comme une descente
de croix, dans la grisaille du Paris d’après guerre, de la vie solitaire
du professeur de dessin qui court les lycées de banlieue, d’une certaine
bohème, déjà vieillissante dans les bistrots de Montparnasse, des longues
marches dans la capitale, seul et des retours nocturnes, toujours seul,
dans ce petit appartement encombré de livres et de dessins, de cette fin
de vie que l’on essaie de combler par des visites aux amis pour oublier le
cancer et la solitude… c’est de tout ce fatras qu’est faite l’œuvre
protéiforme de René Baumer.
Modeleur de terre cuite, lithographe, peintre, nouvelliste intermittent,
romancier d’occasion, si cette œuvre s’est nourrie de ce vécu là, elle a
aussi révélé une constante : un imaginaire souvent fantastique. J’entends
par-là l’interprétation d’un monde inspiré des mythes et légendes, des
symboles et des drames de notre siècle traduits dans une expression
picturale allant du figuratif à l’abstraction. Cependant, quelques soient
les moyens employés, René Baumer ne s’est jamais éloigné des clés communes
à tous : l’anatomie d’un graphisme rigoureux et le symbolisme des couleurs
passion. Il faut se méfier de l’esprit manichéen qui veut couper, trancher
et classer. L’évolution d’un homme n’est jamais aussi nette. Celle-ci est
parfois annoncée et jamais complètement consommée. Ce qui donne un sens
une force, à quoi l’on reconnaît la personnalité de l’Homme, c’est la
trajectoire. D’une rupture à une autre (en art on dit “période”) ce fil
tenu permet de reconnaître la cohérence de l’Homme dans sa création.
Bien que René Baumer, libre de toutes contingences commerciales, eut aussi
évidemment des retours en arrière, des hésitations, des “remords de
poète”, son œuvre s’est construite, peu à peu, dans une réflexion, souvent
douloureuse. Preuve que cette œuvre est l’inverse d’un système plein de
certitudes puisqu’elle vit.
D’ailleurs, ne disait-il pas qu’il était un peintre de la raison plus que
de l’instinct ? D’où le fait que sa peinture soit essentiellement une
œuvre d’imagination (au sens propre du terme) car il faut de la raison
pour traduire l’imaginaire.
C’est cette œuvre classique dans sa conception, traditionnelle dans sa
réalisation et cependant tellement marginale que l’on va découvrir.
Rien ne prédisposait René Baumer à devenir sculpteur et peintre. Né à la
Mulatière (Rhône) dans une famille ouvrière issue de l’émigration
alsacienne de 1870, il semble que ce soit ses dons pour le dessin remarqué
par ses instituteurs qui l’aient incité à s’intéresser d’abord, puis à
étudier ensuite, le dessin et la sculpture
En ces temps, la pratique des arts était aléatoire, surtout pour le natif
d’une famille dont la position sociale est à l’écart de tout savoir et
connaissance dans ce domaine. Une autre raison était que la
démocratisation de l’enseignement n’existait pas encore. Chacun faisait
comme il pouvait de ses capacités et nombre d’artistes, à l’époque, ont eu
des cheminements opiniâtres bien particuliers. Aussi, n’est-ce pas
étonnant de retrouver René Baumer, en apprentissage chez un graveur
imprimeur, où durant des heures, il apprend à inciser des lettres et des
chiffres dans le plus grand respect des droites et des courbes, aux
profils impeccables. Durant ses heures de loisirs, l’adolescent solitaire
continue à dessiner et s’essaye déjà au modelage en terre cuite.
A Lyon, il trouve un poste de surveillant à l’école des Beaux-arts de la
ville. L’environnement et la fréquentation artistique furent-ils un
déclencheur suffisamment puissant pour qu’il prenne conscience de la
nécessité d’apprendre les bases de l’expression artistique ? Sans doute ?
Dès ce moment là, ses réalisations marquent des progrès constants non
seulement dans la maîtrise des techniques, mais surtout dans la formation
de son esprit. Surveillant les ateliers, son œil, déjà exercé à
l’observation, lui laisse le temps d’étudier les travaux des élèves, mais
surtout, les corrections des professeurs et, le soir, il devient, à son
tour, l’élève qui ose, parfois, montrer son travail à certains professeurs
plus disponibles que d’autres. Il semblerait que certains aient porté de
l’intérêt à ce marginal qui ne faisait pas partie de la coterie.
Mais, les pérégrinations et les élans du cœur l’amèneront à cesser cette
profession trop sédentaire. Il se retrouve alors à Strasbourg, berceau de
sa famille paternelle où il vivra de “petits boulots”. Cette expérience se
soldera par une tentative de suicide. 1939, la guerre ! René Baumer est
mobilisé puis démobilisé. Dans sa tribu, depuis les grands-parents
refusant la nationalité allemande après 1870, on sait dire “non”. Ce sera
presque toute une famille qui, par l’intermédiaire de son oncle
Rémy Roure,
grand journaliste Parisien replié sur Lyon et ami de De Gaulle, entrera dans la Résistance.
D’autres que moi, mieux informés, ont évoqué le courage et l’abnégation
que demande, à certaines époques, l’accomplissement des plus petits actes
de rébellion. Il faut croire qu’il y eut du danger puisque l’on retrouve,
en 1945, René Baumer et la plupart des membres de sa famille entre
Neuengamme, Buchenwald, Ravensbrück et Bergen Belsen, soit au total, cinq
membres dont il n’en reviendra que deux !
A la libération, René, revenant de Bergen Belsen retrouve l’oncle
journaliste, survivant, lui, de Buchenwald. Après une réadaptation
difficile, l’artiste reprendra le dessin, qu’il n’a jamais abandonné,
surtout dans les camps. “Je dessine pour survivre”.
Elève d’Yves Brayer à l’Académie Julian, sa pugnacité devait lui permettre
de devenir professeur de dessin à l’Education Nationale. Dans l’immense
production artistique, il est parfois des œuvres qui s’élaborent en marge
des soubresauts de leur siècle. Mais être en marge, ne signifie pas
forcément être absent des préoccupations de son temps, surtout lorsque
celui-ci sait si bien entraîner quiconque dans ses flots roulants. Or,
paradoxalement, ce mal est peut-être nécessaire pour qui sait tirer de
l’essence même des évènements, une réflexion qui enrichira sa propre
expression. C’est, semble-t-il, ce qui caractérise l’œuvre de René Baumer.
Commencées dans l’immédiate après-guerre, ce sont tout d’abord des
peintures exclusivement figuratives. A l’analyse, l’apport
expressionniste, abstrait et cubiste, voire futuriste, sont considérés
dans les œuvres de cette première période, non comme une fin en soi, - ce
qui eut été le cas s’il avait subi leur influence - mais comme éléments
constitutifs de l’ensemble de l’œuvre. Son travail l’amène donc
naturellement à s’approprier ces écoles picturales du début du siècle,
selon sa propre sensibilité.
Certes les réalisations de cette époque ne sont pas constantes, ce qui
prouve la recherche. Et malgré l’alternance de ces trois écoles dans son
œuvre, l’Expressionnisme prédomine durant la période de 1950 – 1955. Ne
nous étonnons pas, seul ce mouvement qui symbolise si bien le
misérabilisme douloureux de l’espèce humaine à la Francis Gruber, pouvait
répondre aux besoins d’expression de ce rescapé des camps nazis.
Mais bien vite, René Baumer comprendra les limites et le risque d’ennui à
reprendre des chemins employés par d’autres, car, pour lui, la création
est recherche.
Dans les dix années qui suivirent et jusque vers 1965, il réalisera un
début de synthèse en reprenant les éléments constitutifs du cubisme et de
l’expressionnisme. Le résultat apparaîtra nettement dans de nombreuses
toiles comme Les danseurs costumés,
La guerre pour atteindre un sommet
avec Crucifixion, toile de 3m x 3m.
On y voit employer l’expressionnisme comme la symbolisation de la douleur
humaine du Christ, opposé à l’abstraction cubique des robots figurant des
soldats.
En 1966, la préparation d’une exposition à Toulouse l’oblige à présenter
de nombreuses œuvres aux formats plus commerciaux, et dans lesquels
l’artiste s’est dégagé de tout emprunt stylistique pour créer un monde où
l’imaginaire seul est prédominant. Certes il reste toujours figuratif,
mais l’on voit déjà poindre dans certaines toiles des tendances à
l’abstraction décorative comme Le marchand de tissu. Cependant, à la
différence des grandes toiles des années précédentes, son imaginaire guide
son expression surréelle. S’ajoute à cela, une volonté de dédramatisation.
L’œuvre apparaît alors au profit d’un monde où la recherche de l’harmonie
éclatante des couleurs renforce la fantaisie des sujets.
La nature s’épanouit dans une symphonie de tons chatoyants dans
Le sacre
du printemps. Une floraison baignée de soleil, s’étale dans toute la
majesté de la saison dans La route enchantée. L’irréel est présent sous la
forme insolite du Paysage
imaginaire peuplé de personnages et de maisons
appartenant à un monde de robots. Regardons encore
Le marchand d’yeux,
lequel fait la charité d’un œil à un musicien borgne animé comme un
appareil mécanique. On notera encore Le labour où hommes et bêtes
s’apparentent à des végétaux sortis de terre. Ici, l’artiste se veut
philosophe. Ce labour nous rappelle que l’homme engendré par la terre, vit
par elle avant d’être dévoré par elle. Si l’anecdote est picturalement
dangereuse, ici, ce n’est pas le cas tant le souci de l’harmonie des
couleurs et des formes ne nous permet pas de nous égarer dans un autre
domaine que celui de la peinture.
Après l’exposition, vers 1968, René Baumer reprend dans de nouvelles
grandes toiles, “les outils” de l’abstraction cubiste et de
l’expressionnisme au service d’un imaginaire plus surréaliste. Mais au
regard de sa première période, l’emploi de la couleur lumineuse éclatante
et violente renforcée par un souci de plus en plus décoratif modifie la
vision de l’artiste. Ainsi en est-il du
Chanteur, des Joueurs de cartes.
Même la dramatisation des Cavaliers de l’Apocalypse sont traités dans une
débauche de couleur jaune soleil, bleu violet et noir pourpre velouté.
Même Le poème épique, toile résolument abstraite à la tonalité sombre ne
révèle pas le côté misérabiliste des années d’après-guerre, mais un
lyrisme tragique chatoyant.
Curieusement, le passage de la figuration à l’abstraction s’est fait par
le biais de la décoration, mais, chez René Baumer, il n’y eut jamais de
période de profonds changements. Tout au plus des tendances, plus ou moins
fortes selon les époques, car son œuvre vivante, puisqu’en perpétuel
changement, est uniforme. Un exemple ! C’est vers les années 1970
qu’apparaissent les toiles d’abstraction décorative. N’est-il pas étrange
que le peintre reprenne des thèmes de toiles antérieures comme source
d’inspiration pour en faire des séries comme un musicien crée des
variations sur un même thème ? Autre paradoxe que l’on ne peut omettre.
L’essence de la culture de René Baumer est de tendance romantique,
moyenâgeuse ou religieuse.
Les titres d’un certain nombre de ses toiles suffisent à le démontrer :
Le
Roi des aulnes, Le Cantique des Cantiques,
Le poème épique,
Le roman de la
rose… mais que l’on ne s’y trompe pas. Si l’on croit reconnaître dans ses
toiles abstraites que l’on prendrait facilement pour des tapisseries, des
châteaux en ruine, des chevaliers aux masques tourmentés, des fontaines du
Liban, des parterres de fleurs, le sujet, ici encore, n’est que prétexte
et plus encore que dans ses toiles figuratives, l’anecdotique disparaît
devant la recherche de la couleur exaltée, exaspérée, désespérée comme
s’il voulait opposer la lumière éternelle du ciel et de l’esprit aux
drames obscurs de la terre et de l’homme. Ces séries, point final ou
apothéose de l’œuvre, se traduisent par une abstraction décorative de
figures géométriques complexes, équilibrées dont l’ensemble suggère à
l’esprit du spectateur une infinie possibilité de route vers l’imaginaire.
Né au début du siècle, mort vers le dernier quart de celui-ci, René Baumer
est, par sa culture, ces moyens d’expression et ses recherches, un homme
du début du siècle. Il n’aura rien révolutionné dans l’art et personne ne
pourra partir de ses travaux pour faire avancer l’art. D’ailleurs, les
ruptures du XXème siècle sont telles que le simple fait d’employer une
toile et des couleurs peut paraître, de nos jours, dépassé. Mais, cette
œuvre est une œuvre de composition ou de recomposition de son imaginaire
qui atteint souvent le fantastique. De ce fait, elle s’ouvre et se referme
sur elle-même. Personne ne peut se servir d’elle pour de nouveaux points
de départ tant elle vit, marginalisée par rapport à son époque. Elle
cumule le passé et le présent mais le futur ne l’intéresse pas. René était
un homme très nostalgique. Il ne faut donc pas s’étonner de voir cette
œuvre accumuler autant de paradoxes. Elle est peu importante en nombre de
toiles (entre 200 et 300). Ses titres évoquent “le temps jadis” et l’on se
croit, parfois, devant une tapisserie. Il n’y manque que la chanson de
toile ! Malgré cela elle n’a pas ignoré les grands acquis picturaux du
XXème siècle qu’elle a assimilés, sans les subir, pour en restituer une
synthèse de toutes les tendances et drames de son temps.
N’est-ce pas là sa plus grande qualité qu’ayant voulu rester marginale
pour ne pas sombrer dans les flux de la mode, elle ait su préserver sa
personnalité lui permettant de concilier le passé poétique et le présent
parfois insoutenable.
Daniel CONTAMIN
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